Pendant des décennies, la mondialisation a façonné le commerce mondial, la politique et les marchés financiers. Le libre-échange mondial était considéré comme une source de prospérité. Cependant, les effets négatifs de la division du travail et les dépendances qui en découlent à l'échelle mondiale sont devenus évidents. Aujourd'hui, de nouvelles constellations géopolitiques, les priorités changeantes des grandes puissances et l'attention croissante portée aux intérêts nationaux indiquent un monde en pleine transition. Faut-il en déduire que la fin des mondialistes est arrivée ?
Nouvelle politique américaine : des tarifs douaniers plutôt que des impôts
Avec l'arrivée de la nouvelle administration américaine, une modification de la politique s’est opérée, l'accent étant mis non plus sur les accords de libre-échange internationaux, mais sur les recettes provenant des droits de douane à l'importation. L'objectif politique est de renforcer le budget national sans augmenter les impôts domestiques. Idéalement, l'impôt sur le revenu devrait même être réduit en compensation des recettes douanières. Dans le même temps, il s'agit de protéger l'industrie nationale et d'améliorer la balance commerciale.
Les États-Unis adoptent ainsi une politique commerciale qui rappelle fortement les approches protectionnistes mises en place dans le passé. Les droits de douane à l'importation ne sont plus uniquement utilisés comme un levier politique, mais sont en train de devenir un pilier permanent du financement public. Les conséquences sont considérables : les chaînes d'approvisionnement changent, les importations deviennent plus onéreuses et les fournisseurs nationaux, du moins à court terme, deviennent plus compétitifs.
Dans cet environnement géopolitiquement tendu, les organisations internationales perdent de leur pertinence. La nouvelle administration américaine remet de plus en plus en question la valeur des organisations internationales telles que l'OTAN, l'OMS et l'OMC. Leur rôle est dévalorisé car les intérêts nationaux prévalent. La confiance dans les institutions multilatérales diminue non seulement aux États-Unis, mais aussi dans le reste du monde. Par conséquent, les gouvernements assument de plus en plus la responsabilité de leurs propres actions. Les partenariats en matière de sécurité et les stratégies de santé peuvent ainsi être formés ponctuellement, au gré des intérêts nationaux.
Expansion des BRICS : indépendance vis-à-vis des États-Unis
Dans le même temps, de nombreux pays cherchent de plus en plus de nouveaux partenaires commerciaux pour mettre fin à leur dépendance économique vis-à-vis des États-Unis. L'alliance des BRICS, qui comprenait à l'origine le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud, s'élargit. De plus en plus de pays souhaitent y adhérer, notamment des nations riches en ressources naturelles comme l'Arabie saoudite, l'Argentine et l'Égypte. Neuf nouveaux pays partenaires ont été annoncés récemment lors d'une réunion dans la ville russe de Kazanen octobre 2024. Ces nouveaux partenaires se caractérisent par des populations jeunes et en pleine croissance.
Un monde bipolaire : États-Unis contre Chine
Malgré tous les efforts en faveur du multilatéralisme, tous les signes pointent vers une accélération de la bipolarisation du monde, menée par deux puissances économiques : les États-Unis et la Chine. Alors que les États-Unis cherchent à asseoir leur puissance commerciale par des droits de douane et des alliances politiques, la Chine étend sa sphère d'influence par le biais d'investissements, de projets d'infrastructure (tels que la « nouvelle route de la soie ») et d'une promotion ciblée des technologies.
Cette bipolarité crée des tensions, mais aussi de nouvelles dynamiques : les pays sont progressivement contraints de choisir un camp, en se rapprochant économiquement soit de Washington, soit de Pékin. Il devient de plus en plus difficile de rester neutre. En février dernier, le Panama a officiellement annoncé son retrait de l'initiative « Belt and Road » (ou « Nouvelle route de la soie »). L'intérêt stratégique de la Chine pour le canal de Panama a probablement irrité les États-Unis.
Moins de dépenses publiques, plus de liberté d'entreprise
Un autre élément clé de la nouvelle politique américaine est la réduction des dépenses publiques. Les réductions d'impôts, la déréglementation et le retrait de l'État de l'économie visent à accroître la liberté d'entreprise. L'accent est mis sur l'innovation, la responsabilité personnelle et le fonctionnement dynamique du marché.
Cette philosophie pourrait s'étendre à d'autres pays occidentaux. En Europe en particulier, où de nombreuses économies ont des ratios de dépenses publiques élevés, la pression se fait de plus en plus forte pour créer des conditions plus souples et plus compétitives afin de rester concurrentiels sur le marché mondial.
L'UE s'est encore davantage engagée en faveur de l'idéal d'une mondialisation fondée sur des valeurs, tandis que les autres grandes puissances se sont depuis longtemps tournées vers la poursuite de leurs propres intérêts.
Un exemple est la directive européenne sur la diligence raisonnable en matière de développement durable, qui exige des entreprises qu'elles respectent les droits humains et les normes environnementales tout au long de leur chaîne d'approvisionnement.
Dans un contexte de montée en puissance des intérêts nationaux et de la liberté d'entreprise et de désintérêt croissant pour la mondialisation (comme l’indique le texte), cette directive va à contre-courant de la tendance actuelle en faveur de l'auto-responsabilité économique.
- Davantage de paperasserie au lieu de la liberté d’entreprendre :
La législation oblige les entreprises à se conformer à davantage de réglementations, alors que la tendance mondiale est plutôt à la déréglementation et à la responsabilisation entrepreneuriale. Alors que les États-Unis cherchent à réduire leurs dépenses publiques, l'Union européenne impose aux entreprises davantage de restrictions. - Désavantage concurrentiel dans un environnement mondial :
Dans un contexte où des pays comme les États-Unis et la Chine se concentrent de plus en plus sur leurs propres intérêts économiques et sur la protection de leurs entreprises, des exigences supplémentaires pourraient entraîner un retard des entreprises européennes sur la scène internationale.
D'un autre côté, les pays de l'UE pourraient essayer de mettre en œuvre la législation de manière flexible au niveau national ou créer des règles spéciales pour protéger leurs entreprises, ce qui confirmerait la tendance à un retour aux intérêts nationaux au sein de l'Union européenne.
L'UE souhaite également étendre son système d'échange de certificats de CO₂ et mettre en place de nouvelles règles, comme le Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), afin de rendre les importations en provenance de pays dont les normes environnementales sont moins strictes plus coûteuses.
- Protéger l'industrie, mais risquer des tensions mondiales :
D'une part, le MACF s'inscrit parfaitement dans l'image d'un monde où les pays protègent à nouveau leurs industries : ceux qui importent de pays dont les objectifs climatiques sont laxistes se voient ajouter une taxe. L'idée est de défendre les normes européennes, une sorte de « protectionnisme vert ». - Risque de nouveaux conflits commerciaux :
Toutefois, ce mécanisme pourrait conduire à de nouveaux conflits commerciaux, notamment avec les États-Unis, la Chine ou les pays du BRICS, qui pourraient considérer ces prélèvements comme des « droits de douane cachés ».
Dans ce contexte une tendance se dégage au sein de l'Union européenne : les intérêts nationaux regagnent de l'importance. Des États membres comme la Pologne et la Hongrie, mais aussi les Pays-Bas et l'Italie, réclament une plus grande autonomie dans certains domaines politiques.
Des questions telles que la politique migratoire, l'approvisionnement en énergie et la politique commerciale sont à nouveau discutées et décidées au niveau national. L'UE doit réagir en proposant des modèles d'intégration plus flexibles afin d'éviter que d'autres pays ne suivent l'exemple du Brexit.
Une Europe des nations plus forte pourrait voir le jour, pas nécessairement en opposition à l'UE, mais dans le cadre d'une nouvelle forme de coopération, plus souple ou plus restreinte.
Impact sur les marchés financiers
Ces bouleversements tectoniques ont également affecté les marchés financiers :
- Volatilité des devises : Les systèmes monétaires alternatifs pourraient gagner en importance, même s'il faudra beaucoup de temps pour les mettre en place. Le dollar américain et les autres monnaies dites fiduciaires deviendront des pions dans les conflits géopolitiques.
- Métaux précieux : dans un contexte de volatilité croissante des devises et de pressions inflationnistes éventuelles, les métaux précieux gagnent en attrait. Utilisés comme réserve de valeur depuis des milliers d'années, l'or et l'argent sont aujourd'hui plus que jamais prisés. L'or a notamment été utilisé pour garantir les finances publiques, en particulier pendant les périodes où les droits de douane étaient élevés, comme sous la présidence de Herbert Hoover, vers 1930. Cela a même conduit à l'interdiction de la propriété privée de l'or. Il est donc probable que les banques centrales continuent d'acheter de l'or en tant que réserve de change.
- Marchés des matières premières : les matières premières telles que le pétrole et le gaz seront de plus en plus échangées au sein de nouveaux blocs commerciaux. Des pays comme la Russie et l'Arabie saoudite pourraient mettre en place leurs propres mécanismes de fixation des prix. Il est probable que l'on assiste à une augmentation des réserves de matières premières essentiellesafin de minimiser l'exposition aux perturbations de l'approvisionnement.
- Marchés des actions : Les entreprises fortement exposées à l'international devront s'adapter aux nouveaux droits de douane, aux barrières commerciales et aux incertitudes géopolitiques. Les champions locaux pourraient en revanche en profiter. Dans ce contexte, il pourrait être bénéfique d'avoir une répartition régionale équilibrée dans un portefeuille d'actions mondiales.
- Marchés obligataires : à l'instar des marchés des devises, les obligations d'État pourraient davantage être utilisées comme outil géopolitique à l'avenir. Ce n'est pas un hasard si le gouvernement américain cherche à réduire sa dépendance envers les investisseurs asiatiques pour le refinancement des bons du Trésor américain. Il est donc essentiel qu'ils présentent une sensibilité appropriée aux taux d'intérêt et qu'ils bénéficient de notations de crédit solides.
Les signes du changement sont évidents. La vision d’antan d'un marché entièrement mondialisé et gouverné par des organisations multilatérales perd de son attrait. Au contraire, les intérêts nationaux, l'indépendance économique et les nouveaux blocs de pouvoir occupent le devant de la scène.
Il reste à voir si cela marque la fin de la mondialisation ou s'il s'agit seulement d'une étape d'un réalignement plus complexe. Ce qui est clair, c'est que les entreprises, les gouvernements et les investisseurs doivent se préparer à un monde plus volatil et moins prévisible, avec de nouveaux risques et opportunités.